Mikaël Libert Publié le 29/05/2024 à 6h32
L’essentiel
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2,5 millions de procès-verbaux sont établis par les chefs de bord de la SNCF chaque année, et la grande majorité des PV n’est jamais payée. Selon un rapport de 2018, environ 50 % des adresses des contrevenants sont erronées ou fantaisistes, ce qui complique le recouvrement.
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Pour contrer cela, la SNCF favorise le paiement de « régularisations » directement à bord des trains, avec parfois une certaine pression selon certains voyageurs verbalisés.
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D’un autre côté, seuls 5 % des PV font l’objet d’une contestation auprès des services de la SNCF (recouvrement, service client ou médiatrice). Mais la procédure est longue et fastidieuse, avec peu de chances d’aboutir selon la FNAUT.
Il y a quelques jours, un jeune strasbourgeois s’est pris une amende de 65 euros dans un TER pour avoir acheté son billet après le départ du train alors que celui-ci, en retard, n’était pas parti. On a aussi beaucoup parlé, début mars, de la mésaventure de cet étudiant, verbalisé à hauteur de 270 euros à bord d’un TGV pour avoir échangé sa place avec un homme qui souhaitait simplement être assis à côté de son fils. Si la médiatisation de son histoire a permis au jeune homme d’esquiver l’amende, pour de nombreux voyageurs estimant avoir écopé d’amendes injustes, les choses ne sont pas aussi simples. Même si la contestation d’un procès-verbal reste possible, la démarche a-t-elle seulement la moindre chance d’aboutir ? Le fruit des amendes est-il à ce point vital pour la SNCF ? 20 minutes a enquêté.
Première embûche : dégoter le nombre de PV dressés dans les trains chaque année. Il se trouve que transporteur ferroviaire n’est pas très chaud pour communiquer sur ce chiffre. Néanmoins, 20 Minutes a pu trouver l’information, bien cachée au milieu d’une proposition de loi sur la lutte contre la fraude datant de 2015 : « En 2014, 2,5 millions de procès-verbaux ont été établis par les chefs de bord de la SNCF », est-il écrit. Un chiffre édifiant que la SNCF, à demi-mot et après plusieurs relances, nous a confirmé être toujours d’actualité en 2023.
La grande majorité des PV n’est jamais payée
En revanche, la SNCF n’hésite pas à communiquer sur les « 200 millions d’euros de manque à gagner » que représente la fraude, même si, au regard des 42 milliards d’euros de chiffre d’affaires du groupe en 2023, dont 1,3 milliard de résultat net positif, cela semble dérisoire. Néanmoins, elle garde secret le fruit de la recette des amendes. Ce montant, nous l’avons estimé à 181 millions d’euros, sur la base d’un montant moyen d’un PV à 72,50 euros multiplié par 2,5 millions de PV par an. Sauf que le compte est loin d’être bon pour le transporteur ferroviaire, lequel ne parvenait à recouvrir, en 2018, que 10 % des PV dans le délai de deux mois avant que l’amende ne soit majorée et parte au Trésor public.
Ce faible taux de recouvrement des PV s’explique finalement assez facilement malgré la loi de mars 2016 censée améliorer la lutte contre la fraude. Ce travail de recouvrement est « rendu difficile par la difficulté à identifier les contrevenants et leurs adresses », note un rapport parlementaire de 2018. « Dans environ 50 % des cas, les adresses sont erronées, périmées, voire carrément fantaisistes », est-il encore écrit. Concrètement, cela veut dire que beaucoup de contrevenants refusent de payer immédiatement, prétendent qu’ils n’ont pas de pièce d’identité sur eux, et mentent délibérément aux contrôleurs en leur communiquant de faux noms ou de fausses adresses. Pourtant, l’article 18 de la loi de 2016 prévoyait la mise en place d’une plateforme accessible aux contrôleurs pour « fiabiliser » ces adresses, mêlant données bancaires et données de l’Assurance maladie. « Cet article a été retoqué par le Conseil d’Etat et la plateforme n’a jamais été lancée », se rappelle Gilles Savary, l’ancien député PS qui a porté le projet de loi.
Doit-on y voir une certaine mauvaise volonté de la part du gouvernement de l’époque, lequel aurait sauté sur l’occasion pour voir ses caisses remplies par le fruit des amendes majorées de la SNCF ? Parce que, selon notre estimation, cela représente tout de même un trésor de 624 millions d’euros par an si l’on se base sur 2,25 millions d’amendes majorées à un tarif moyen de 277 euros. « Ce n’était peut-être pas innocent en effet », reconnaît Gilles Savary. « Mais la lutte contre la fraude, qui était une préoccupation majeure à l’époque, semble aujourd’hui désintéresser l’Etat de manière inexplicable », s’étonne le député. Forcément, puisque le Trésor public lui-même galère à faire payer les contrevenants. Dans le compte rendu d’un groupe de travail sur le « recouvrement des amendes », le taux de recouvrement des PV majorés est « évalué à 7 % » par la direction générale des finances publiques. Un taux particulièrement faible et inexpliqué au regard des moyens dont dispose l’Etat.
« Le contrôleur m’a forcée à payer dans le train »
Pas vraiment aidée par la puissance publique pour faire raquer les fraudeurs, la SNCF se débrouille comme elle peut. Et favoriser le paiement de « régularisations » à bord des trains est un bon moyen. En 2013, un chef de bord SNCF se vantait d’avoir encaissé à lui seul « plus de 50.000 euros » en « CC132 », le code interne pour les régularisations. Dans le Transilien, en 2014, 30 % des infractions constatées étaient payées directement à bord. « Il y a des objectifs, c’est vrai », reconnaît auprès de 20 Minutes un syndicaliste de SUD-Rail, assurant néanmoins qu’il n’y a « pas d’incitation à faire de la régularisation ». Ce n’est pas le ressenti de certains voyageurs verbalisés.
Contrôlée à bord d’un TER Lyon-Grenoble, « C », une jeune femme qui préfère rester anonyme, a été verbalisée pour « un billet qui n’était pas à la bonne heure » explique-t-elle à 20 Minutes. « Le contrôleur m’a forcée à payer dans le train sous prétexte de majoration », assure-t-elle. En effet, le fait de ne pas payer directement ajoute automatiquement à la note des frais de dossier. Idem pour Nicolas, qui a pris une amende dans un TER pour une carte jeune périmée : « Ne prenant pas le train régulièrement je n’ai pas vérifié si elle était encore valide. J’ai donc pris les billets qui se sont affichés au tarif carte jeune », explique-t-il. Et lui aussi a eu le ressenti qu’il devait payer immédiatement : « On m’a juste demandé si je payais en carte ou en espèce », se souvient-il.
Tous deux ont décidé de contester ces régularisations. « C » explique avoir déposé une réclamation auprès d’une agence, puis en ligne, puis par lettre recommandée suivie d’une relance. « Oui, c’est galère et très très chiant, mais j’ai finalement eu gain de cause et on m’a remboursé 50 euros », raconte-t-elle. Nicolas, lui, plaidait la bonne foi, regrettant que l’appli SNCF Connect lui ait permis d’acheter un billet avec une carte jeune périmée : « J’ai contesté l’amende sur le site, et avec un délai de réponse très long, on m’a annoncé qu’on ne pouvait rien faire ».
Que ce soit auprès de 20 Minutes ou sur les réseaux, beaucoup d’autres voyageurs verbalisés, argumentant qu’ils étaient pourtant de bonne foi, dénoncent le zèle des contrôleurs. « Les agents appliquent les règles qui leur sont imposées. S’ils ne le faisaient pas, c’est sur eux que cela retomberait », insiste le syndicaliste de SUD-Rail.
Seuls 5 % des PV sont contestés
Et cette « bonne foi » ne semble pas peser non plus dans les réclamations. Selon la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT), « il y a peu de chances que les contestations aboutissent via le service clients qui automatise de plus en plus les réponses ». La fédération note néanmoins « de bons résultats en passant par la médiatrice de la SNCF » malgré une « méconnaissance de ce service par les usagers ».
Effectivement, selon le dernier rapport de la médiatrice de la SNCF, son service n’a traité que 4.078 contestations de PV en 2023, soit 0,16 % du nombre de PV dressés. Et parmi ces contestations, seuls 2,8 % ont abouti à l’annulation du PV. En revanche, près de 76 % ont abouti à ce que la médiatrice appelle une « satisfaction partielle », autrement dit, une minoration du montant de l’amende.
Selon la SNCF, seuls 5 % des PV sont contestés, un chiffre particulièrement faible qui s’explique en partie par le côté long, fastidieux et incertain de la procédure. L’autre explication est la même que pour le taux ridicule de recouvrement des PV. « Les fraudeurs professionnels, ceux qui connaissent les failles du système, n’ont aucune raison de contester puisqu’ils savent qu’ils ne seront pas attrapés », estime Gilles Savary. Alors tant pis pour ceux qui ont été honnêtes. Qu’importe la bonne foi, « ce qui est prenable est pris », glisse l’ex-député.
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