La SNCF empêche-t-elle vraiment la concurrence de venir casser les prix des trains ?

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Mercredi 10 avril 2024 07:19

L’Espagne reproche à la France de faire obstacle au déploiement dans le pays de sa compagnie ferroviaire, la Renfe, l’accusant de protectionnisme. Mais ce blocage serait davantage lié au vieillissement du réseau ferré français.

Début avril le ministre espagnol des Transports Óscar Puente faisait parler de lui en France en critiquant sévèrement Ouigo. L’objet de sa colère : la filiale à bas coût de la SNCF, qui exploite des trains en Espagne depuis 2021 et l’ouverture à la concurrence du réseau ferré hispanique, vendrait ses billets à un prix beaucoup trop bas. Mais ce contentieux n’était qu’une bataille dans la guerre à laquelle se livrent la France, l’Espagne et leurs compagnies ferroviaires respectives.

En toile de fond, Madrid reproche à Paris de faire obstacle à la libéralisation du transport ferroviaire de voyageurs dans l’Hexagone, qui est pourtant censée être obligatoire dans toute l’Union européenne depuis 2020. L’Espagne aurait en quelque sorte été la bonne élève de l’ouverture à la concurrence, laissant des compagnies ferroviaires étrangères venir casser ses prix comme l’a fait la SNCF avec Ouigo España. Mais en contrepartie, elle aurait aimé pouvoir en faire autant avec la Renfe, sa propre entreprise ferroviaire. Ce que la France empêcherait.

Une « concurrence déloyale »

« Nous avons beaucoup de difficultés à faire progresser nos communications transfrontalières en train avec la France, qui adopte une attitude extrêmement protectionniste. Nous exigeons un minimum de réciprocité », a affirmé en février Óscar Puente, cité par le journal espagnol 20 Minutos . Ce sujet existe déjà depuis trois ans, mais la nomination au ministère des Transports en novembre 2023 de cet homme politique particulièrement franc a servi de caisse de résonance.

Faisant feu de tout bois, il a même fait un parallèle avec la situation lorsqu’en France, Ségolène Royal a accusé l’Espagne de faire de la « concurrence déloyale » avec ses tomates « soi-disant bio » qu’elle jugeait « immangeables ». « Nous avons entendu le gouvernement français parler de concurrence déloyale en matière agricole, Ségolène Royal parler de nos tomates. Mais nous, nous souffrons de cette concurrence déloyale en matière ferroviaire avec la France », avait réagi le ministre espagnol des Transports en février.

L’État français et la SNCF mettent-ils des bâtons dans les essieux de ses concurrents ferroviaires, pour pouvoir maintenir des prix, jugés trop élevés ? Après tout, l’arrivée de Trenitalia sur l’axe Paris-Lyon en décembre 2021, puis celle de la Renfe en juillet 2023 pour les trajets Marseille-Madrid et Lyon-Madrid ne se sont pas traduites par un chambardement tarifaire.

L’ouverture à la concurrence s’est faite différemment en Espagne

« Il y a une part de populisme dans les propos du ministre espagnol. La question est bien plus complexe », affirme l’économiste des transports, spécialiste du train, Patricia Pérennes. Si la France a pu venir casser les prix en Espagne, c’est parce que l’ouverture à la concurrence des lignes grande vitesse s’y est faite d’une manière particulière. En effet, dans tous les pays de l’UE qui disposent de LGV (la France, l’Italie, l’Allemagne…), ces dernières sont accessibles en « open access ». C’est-à-dire que n’importe quelle entreprise ferroviaire peut rouler dessus, à condition de disposer de tous les agréments et d’être parfaitement équipée. Ce qui est tout, sauf une mince affaire.

Le gouvernement espagnol, lui, s’y est pris différemment. L’Adif, l’entreprise chargée de gérer le réseau ferré hispanique (l’équivalent de SNCF Réseau chez nous) a lancé en 2019 trois appels d’offres pour trois « paquets ». Chacun de ces paquets correspondait à une partie de la capacité du réseau LGV, lequel se compose de trois lignes (Madrid-Barcelone, Madrid-Séville et Madrid-Alicante). Le premier, plus important (60 % de la capacité du réseau) a été remporté par la Renfe. Le deuxième, de 30 % par la compagnie Iryo (détenue notamment par Trenitalia). Et le troisième correspondant à seulement 10 % a été attribué à Ouigo.

L’Espagne a « créé les conditions du dumping qu’elle dénonce »

Ce dernier paquet « avait été présenté comme particulièrement adapté pour des services low-cost », explique un article universitaire de l’European University Institute de 2022, consacré à l’ouverture à la concurrence du train en Espagne. Patricia Pérennes, qui a étudié la question livre son analyse : « Ce modèle de libéralisation du rail a été unique en Europe. Ce n’est pas nous qui sommes différents comme l’affirme le ministre espagnol. Ce sont eux qui sont très spécifiques. Ils ont eux-mêmes créé les conditions du dumping qu’ils dénoncent aujourd’hui ».

Mais cela n’explique qu’une partie de la question. C’est un fait : l’implantation de la Renfe en France est un chemin de croix. Si elle a bien démarré avec l’ouverture de lignes Madrid-Lyon et Madrid-Marseille, la compagnie espagnole souhaite aller plus loin en étendant son parcours jusqu’à Paris. Mais pour cela elle doit obtenir une autorisation de SNCF Réseau, qui traîne à arriver. Ce retard dans l’approbation des trains et des équipements de sécurité de la Renfe est source de lamentations de l’autre côté des Pyrénées.

Óscar Puente affirme également que la France « obligerait » la Renfe à faire la maintenance de ses trains en Espagne, alors que Ouigo España peut faire celle des siens directement sur place, ce qui facilite sa logistique. « Ils refusent de nous donner un atelier », a-t-il dénoncé en évoquant SNCF Réseau. Ne manquant pas de rappeler le statut particulier du gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire français, qui appartient au même groupe que l’opérateur historique (SNCF Voyageurs). Alors qu’en Espagne, la Renfe et l’Adif sont deux entités distinctes.

Le réseau ferroviaire français, trop vieux pour permettre la concurrence ?

Mais Patricia Pérennes bat en brèche l’idée qui se cache derrière cette analogie : « Ce n’est pas la méchante SNCF Réseau qui veut favoriser sa copine SNCF Voyageurs. Et quand bien même ce serait le cas, l’Autorité de régulation des transports (ART) qui est extrêmement favorable à l’ouverture à la concurrence sévirait ». La spécialiste continue. « Le fait qu’il y ait des problèmes techniques et d’interopérabilité entre deux pays, et que cela cause des retards, ce n’est pas choquant. C’est consubstantiel au réseau ferroviaire, particulièrement celui français qui est vieillissant ».

C’est effectivement un élément de contexte à avoir à l’esprit : les LGV espagnoles sont relativement récentes. Quasi toutes ont été achevées à partir des années 2000. En France, elles datent davantage des années 1980 et 1990. De ce fait, ces dernières ne sont pas équipées de ce que l’on appelle l’ERTMS (Système européen de gestion du trafic ferroviaire). De quoi s’agit-il ? C’est un système de signalisation ferroviaire commun à l’ensemble des pays européens.

Généraliser l’ERTMS coûterait « au moins 100 millions »

La Commission européenne souhaite voir cette technologie se déployer partout dans l’UE car elle permettrait de faire circuler encore plus et plus facilement des trains étrangers sur les lignes d’un pays. Et donc une meilleure concurrence. Certains États comme l’Espagne et l’Italie sont plutôt en avance, ce qui n’est pas le cas de la France. Selon un rapport de l’ART sur le sujet, il n’équipe que 40 % des LGV du pays. « Mais ce n’est pas car on est opposé à la concurrence ou protectionniste, c’est simplement car on manque d’argent à investir dans l’infrastructure ferroviaire », clarifie Patricia Pérennes.

Le droit européen prévoit pourtant que l’intégralité des lignes à grande vitesse de l’UE doit être équipée de l’ERTMS d’ici 2030. Mais d’après l’économiste du train, globaliser cette technologie en France coûterait « au moins 100 millions d’euros ». Dans son rapport, l’Autorité de régulation des transports préconise « d’accélérer l’équipement en ERTMS du réseau ferré national, compte tenu des bénéfices pour l’ouverture à la concurrence ». Mais, alors que le gouvernement cherche à faire 10 milliards d’économies, autant dire qu’un tel investissement n’est pas sa priorité budgétaire. La Renfe, et les autres concurrents étrangers de la SNCF devront donc attendre avant de pouvoir disrupter le marché ferroviaire français…

Arthur QUENTIN.    Ouest-France 

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